[Fiction] Délicat clair de lune

Dans le cadre de ma formation avec Esprit Livre, je vais crossposter les textes travaillés pour les différents ateliers.

Le premier atelier demandait un récit autobiographique. Bien que n’aimant pas du tout ce type de texte, je me suis efforcée d’y répondre. N’hésitez pas à commenter.


Dès que les premières notes résonnent, c’est toujours la même sensation qui s’empare mon être. Chaque cellule de mon corps est prise aux tripes. Les larmes, pathétique manifestation d’une émotion plus intense et indescriptible, brouillent mon regard. Qu’importe le nombre de fois que je l’entends, ce morceau m’arrache toujours autant l’âme et le cœur. C’était ce morceau, parmi des dizaines d’autres, que je tenais à maîtriser dès lors, à trente ans, je me lançais enfin dans l‘apprentissage du piano.

Le premier mouvement de la Sonate pour piano N°14 en do dièse mineur de Beethoven, plus connue sous le nom de la Sonate au Clair de Lune, cette sonate sombre et somptueuse, mélancolique et majestueuse que le compositeur ne supportait plus, je veux la sentir danser au bout des doigts sur les touches blanches et noires de mon instrument. A ma grande joie, Martine, mon professeur de piano, me proposa une transcription très facile de Jean Antiga, de deux pages seulement contre cinq pour la partition originale, qui, toute version « simplifiée » qu’elle fût, restait tout de même très ardue et technique. Loin de me décourager devant le travail qui peut m’attendre quand j’aborde un nouveau morceau et sa partition, j’éprouve toujours une intense fascination et une puissante excitation face à la complexité de certaines compositions musicales qu’il faut désormais déchiffrer pour pouvoir les jouer sur mon piano. Cette œuvre ne faisait pas exception à la règle.

Au commencement, les premières notes ont été, bien évidemment, compliquées à enchaîner avec fluidité ; la tentation de n’entraîner que la main droite à jouer les célèbres triolets et de s’arrêter à la première difficulté se faisait sentir. Mais, âprement, j’insistais, chaque jour, parfois quelques minutes, parfois plusieurs heures à continuer d’exercer regard, doigts et oreilles en dépit de l’épuisement qui me menaçait pour avoir le plaisir de jouer moi-même cette musique tant entendue.

Durant presque six mois, mesure après mesure, phrase après phrase, j’apprivoisais avec confiance la sonate, n’hésitant pas à m’enregistrer pour déceler les erreurs fréquentes afin de les corriger avant que ces mêmes erreurs ne s’inscrivent définitivement dans mes doigts et dans mon esprit. Toujours encouragée par Martine et Bernard, l’autre professeur, musicien émérite, je me laissais convaincre à présenter la Sonate du Clair de Lune au gala annuel de l’école, nous offrant la possibilité de jouer en public. Exigeante avec moi-même, l’appréhension de ne pas atteindre la perfection de jeu que j’admire chez un certain nombre de pianistes, comme Tzvi Erez ou Daniel Barenboim, me faisait craindre un blocage complet le jour de la représentation, d’autant que l’année précédente, j’avais perdu mes moyens en interprétant une version pour piano du Lac des cygnes de Tchaïkovski. Et peu à peu, je parviens à donner ce cachet si particulier, cet adagio sostenuto, accélérant, ralentissant, ajoutant toutes ces nuances qui rendent cette œuvre de Beethoven si riche à écouter, nous emmenant dans un beau voyage nocturne et passionné.

Le jour J venu, j’essayais tant bien que mal de me vider la tête. J’en suis venue à envier les enfants qui jouaient leur morceau, fiers et heureux de montrer à leurs parents les progrès réalisés dans l’année sans se soucier du regard des autres ou de la peur de l’échec. Là est toute la différence entre l’enfant et l’adulte que je suis. Même si ma maman est présente pour me soutenir, certes, je joue d’abord pour moi mais aussi pour surmonter ma peur maladive du regard des autres et, tout simplement, parce que c’est une de mes grandes passions. Et durant ces instants, je repense à Beethoven. Le pauvre ! Que ne doit-il pas entendre de sa tombe, si ce compositeur pouvait encore percevoir les sons des œuvres qu’il a composées ?

Alors que mon tour est venu de jouer devant le public, mon corps entier tremble, la sueur coule le long de mon dos, ma respiration s’accélère imperceptiblement. Je voudrais presque une cigarette, pour me calmer. C’est trop tard, je ne peux plus reculer. Alors que je pose la partition sur le pupitre, je me répète dans un murmure cette phrase devenue fameuse, comme une sorte d’une incantation au pouvoir magique de balayer toute angoisse :

« Allons, Danton ! Point de faiblesse ! »

Alors que les regards sont braqués sur moi, malgré le tract qui me fait trembler, je ferme les yeux quelques secondes avant de les poser sur mon pupitre où ma partition est posée. Tout naturellement, chassant toute réflexion, je laisse place à la musique et uniquement à la musique, m’abandonnant complètement. J’en oublie le public pour ne ressentir que le poids des touches alors que les notes défilent, de la première mesure à la dernière qui s’achève sur un grave Decrescendo avant l’ultime point d’orgue. Je réalise à peine que le morceau est terminé, que cette épreuve que je redoutais a été un pur moment de félicité.

Puis, comme d’un songe, je reviens doucement à la réalité alors que les gens se mettent à applaudir, un sentiment de contentement et de fierté m’envahit soudain. J’ai réussi au-delà de mes propres espérances.

 Désormais, c’est décidé, je vais m’atteler à d’autres morceaux, notamment la merveilleuse Sarabande de Haendel. La musique m’offrira toujours autant de bonheur.